Exceller dans son domaine n’est pas forcément un gage de future qualité managériale. Quelles sont les qualités pour être un bon manager ? On va essayer d’y voir un peu plus clair !
Le monde de la tech fourmille de petits génies branchés toute la sainte journée à leur machine. Il est pourtant facile de parier qu’ils seront peu nombreux, parmi eux, à savoir gérer un retour de congé mat, ou simplement à discerner le mal-être d’un collègue. Mark Zuckerberg a beau avoir mis le monde entier en relation, on doute que ses propres relations soient toutes profondes et bienveillantes.
C’est une grande question du monde qui vient : comment repérer parmi ses employés ceux qui seront destinés à manager les autres et ceux qui, malgré leurs qualités opérationnelles, ne seront jamais à leur place dans l’animation d’une équipe ?
Il s’agit donc d’abord de distinguer le manager et négativement, celui qui ne saura jamais l’être. La question est presque politique, voire aussi vieille que l’organisation de la cité. En ce sens, prendre conseil auprès des Anciens n’est pas inutile.
Entendons-nous : le manager n’est pas le Prince. Cependant, certaines qualités sont requises à l’identique dans les deux cas. Qu’est-ce qu’un manager en effet, sinon l’organisateur discret, et le moins hiérarchique possible, des centaines d’interactions possibles dans une entreprise ? Celui qui donne envie d’avoir envie. Mais l’exercice est malaisé. En ce sens, deux philosophies globales s’affrontent, au moins en Occident, depuis 2500 ans.
Platon VERSUS Machiavel !
Née chez Platon et poursuivie par Aristote, la première philosophie part du principe qu’il existe naturellement une sagesse qui vise le bien commun (c’est-à-dire la tranquillité de l’organisation).
La cité est une structure hiérarchisée acceptée par l’ensemble des citoyens où le pouvoir politique est aux mains des philosophes assistés de gardiens. Les paysans et les artisans assurent la production des biens matériels. L’élite dirigeante, formée et éduquée aux vertus politiques et militaires, doit se consacrer à un idéal social. C’est à cette élite que ressembleraient les managers aujourd’hui, dont l’entreprise peut être considérée comme une petite cité, qui doit en même temps fonctionner et créer du profit, et pourvoir au bien-être de ses employés.
Nombre de penseurs du XXe siècle ont analysé cette typologie du manager en tant que leader : Max Weber a tenté de dégager les aspects essentiels de la domination charismatique ; Kojève s’est penché sur le Père, théorisé par la scolastique, chez le Maître, théorisé par Hegel, chez le Chef d’Aristote, et enfin sur le Juge, qui représente l’idéal du gouvernant chez Platon.
Aristote, lui, « justifie l’autorité par la sagesse, le savoir, la possibilité de prévoir ». Sa grande intuition se trouve dans la « philia », c’est-à-dire le fait qu’une société humaine repose sur l’amitié entre ses membres, et non d’abord sur la compétition : « Quand les hommes sont amis, dit-il, il n’y a que peu besoin de justice ». Dans ce sens, c’est cette amitié donnée que doit entretenir et stimuler le bon manager.
Pour ceci, il dispose de plusieurs instruments, pris aussi chez Aristote. D’abord la conscience de la cause finale : tous sont tournés vers un but, parce que c’est lui qui justifie l’activité commune. Le manager doit aussi mettre en œuvre la justice distributive : c’est-à-dire penser la rémunération et la gratification justes, du point de vue de son employé, et non seulement du point de vue de l’entreprise et de son profit.
Plutôt, il comprend que, même si le droit est son but, il a besoin de ménager sa monture (l’origine exacte et française du terme manager) pour aller loin. Le manager est aussi celui qui possède la vertu, l’excellence : c’est l’idée que le savoir-faire ne peut remplacer le savoir-être, que la technique ne peut supplanter l’attitude. Enfin, il dispose de la prudence, qui lui fait voir plus loin.
Toutes ces qualités morales sont exigées pour le bon « ménagement », terme que l’on trouve dans les Économiques de Xénophon : l’art d’organiser le foyer, l’entreprise, la cité.
À l’opposé, on trouve une autre tradition rivale, issue notamment de Machiavel. Celle-ci fait fi des fins et du bien commun chers à Aristote pour se concentrer sur la manière de prendre le pouvoir et de l’exercer en toutes circonstances. C’est un autre type de manager qui se dessine là. Il s’agit de parier sur la conflictualité naturelle des relations humaines que l’on admet comme un fait : cette conflictualité reposerait sur le désir inextinguible des hommes, en mal perpétuel de satisfaction et fondamentalement frustrés. Ici, il s’agit toujours de « conduire les hommes au combat ». C’est-à-dire que le manager doit non seulement imaginer que tout est chaos, mais même susciter ce chaos pour parvenir à une production supérieure. On juge alors l’autorité du leader à sa capacité à augmenter la puissance du groupe qu’il a en charge, à proportion des possibles engendrés par l’événement extraordinaire. Le manager est alors conçu comme un sempiternel gestionnaire de crises, tout étant crise. Le manager n’est plus un gestionnaire des hommes et des choses, il est le facteur disruptif. Ce leader avisé est contraint d’ailleurs de frapper les consciences en réalisant lui-même des actions exceptionnelles : il est le chef en avant de ses troupes. Il doit également exploiter ce qui se produit d’extraordinaire dans son entreprise, quand bien même il n’en serait pas l’auteur. C’est à cela qu’on jugerait de sa vertu de manager. C’est ce qu’on retrouve dans le management qui a prévalu longtemps au cours du XXe siècle : le
dogme schumpéterien de la destruction créatrice. Autant dire que ce type de management fait fi de toute vertu, de toute justice distributive et compte sur les meilleurs éléments pour se dégager et s’imposer.
Une fois ces billevesées philosophiques admises, on peut se concentrer sur quelques éléments pour dégager les qualités qui permettent de distinguer un futur manager :
– il a une conscience supérieure du bien de l’entreprise et en ce sens est capable de faire passer son bien propre derrière celui de l’entreprise et/ou des membres de son équipe ;
– cette vue à long terme le distingue de l’ouvrier, au sens de celui qui accomplit parfaitement son œuvre, mais sans penser plus avant ;
– que ce soit par vice (Machiavel) ou vertu (Aristote), le manager est capable de dévouement
formidable à la cause ;
– il a en ce sens une empathie supérieure, est capable de se mettre à la place des membres de son
équipe et partant d’accomplir leur tâche s’il le faut.
Alors ? Vous-même, êtes-vous plutôt Aristote ou Machiavel ?
On n’a pas fini de débattre des qualités du manager de demain.